L’histoire des immigrants européens au Brésil

Publié le : 21 octobre 202020 mins de lecture

La population de migrants européens est arrivée au Brésil à la fin du dernier siècle et au cours des siècles passés, fuyant la misère à la recherche d’une meilleure source de vie pour eux et pour leurs descendants.

On vous raconte l’histoire d’un immigré né à Brás pendant la Seconde Guerre mondiale. Aucun autre quartier n’incarnait la quintessence de la vie dans l’État de São Paulo dans ces années : des migrants italiens, portugais et espagnols issus de l’immigration, ainsi que des migrants étrangers venant de pays d’Afrique ou d’autres États en Amérique, des travailleurs et des maisons spacieuses.

Les rues étaient pavées, grises comme les murs de l’usine. Pour trouver un arbre, il fallait marcher jusqu’à l’église de Saint-Antoine, où ses parents et ses oncles se sont mariés et ont baptisé leurs enfants.

Mon grand-père paternel a émigré seul au Brésil avec la sagesse d’un enfant de 12 ans. Sur ses épaules, il envoie de l’argent à sa mère et à ses jeunes frères qui viennent de perdre leur père en Galice, dans le nord de l’Espagne. À São Paulo, il a épousé une compatriote issue de l’immigration et ils ont eu trois enfants. Un homme vieux jeu, il a interdit à ma grand-mère de parler espagnol à la maison de peur que ses enfants ne veuillent un jour partir dans son pays d’origine, l’Espagne.

Ses grands-parents maternels ont pris part à l’immigration jeunes et ne sont jamais revenus dans leur pays d’origine, le Portugal. Lui, petit et trapu, avait un bureau avec un plateau coulissant et une écriture brodée qui lui avait assuré le poste de télégraphiste dans le glorieux service des pompiers. Elle, une femme de forte présence, marchait toujours en noir. Chaque soir, amusée par des broderies, elle écoutait les poèmes de Bocage et les romans d’Eça de Queiroz que son mari lisait à voix haute.

Son enfance a été marquée par le football sur le trottoir de l’usine devant sa maison, par les ouvriers qui partaient tôt avec leur déjeuner, par les mères qui criaient le nom de leurs enfants à l’heure des repas, et par les bagarres des femmes dans les immeubles le dimanche, lorsque la compétition pour la possession du char, de la corde à linge et des toilettes collectives devenait plus féroce.

Comme il vient de migrants étrangers qui ont rompu les liens avec la péninsule ibérique, il n’a jamais eu d’engagement envers ses pays d’origine. À l’exception de l’affinité culturelle transmise par les coutumes familiales, il ne lui est jamais venu à l’esprit que, outre le fait d’être brésilien, il pouvait être associé à une autre nationalité.

Il y a plusieurs années, il est allé voir « Bodas de Sangue », un film de l’Espagnol Carlos Saura. il était stupéfait devant ces danseurs élancés, avec le même type de calvitie que moi, et par la ressemblance physique entre eux et les personnes qui fréquentaient la maison de ses grands-parents. Bien sûr, ses gènes se sont venus grâce à la compétition et à la sélection naturelle qui ont donné naissance au peuple ibérique.

L’organisation, des services publics de qualité, des politiques strictes et des pensions décentes sont des privilèges qui assurent le confort et la sécurité au Brésil, des biens enviés par ceux qui n’y ont pas accès, mais qui ne semblent pas apporter de joie aux personnes qui en jouissent.

Conscient de cette aventure évolutive dans ces pays, il s’est rendu récemment au Portugal et dans le nord de l’Espagne. Il n’y a aucune comparaison entre la vie dans ces pays et celle qui a forcé mes grands-parents à émigrer au Brésil. L’adhésion à la Communauté européenne a revitalisé l’économie dans les pays de mes aïeux, rendu les villes sûres et bien entretenues, créé du travail et des politiques sociales pour soutenir les plus faibles.

Si au début du siècle dernier, ces pays européens disposaient de telles ressources pour protéger leurs agriculteurs, ses grands-parents seraient restés dans leurs pays respectifs.

Dans ces circonstances, cher lecteur, qui serait lésé ?

Celui qui vous écrit. D’abord parce que ses parents auraient vécu à des kilomètres l’un de l’autre, une circonstance peu favorable à ma conception. Ensuite, parce que même si une telle rencontre avait eu lieu, il n’aurait pas connu les joies et les peines d’être brésilien.

Vous lui direz qu’il ne vivrait pas dans un pays où règnent de telles inégalités, la corruption institutionnalisée, l’impunité, le manque d’éducation et la violence urbaine.

Il est vrai que dans les pays riches, ces problèmes sont incomparablement moins graves, mais il y a un autre aspect à cela : ils s’engagent à maintenir à tout prix le bien-être déjà atteint. Leur avenir est de se battre pour préserver le passé alors que celui des brésiliens est en construction.

Parmi elles, les relations humaines sont plus cérémonieuses et quotidiennes, répétitives et prévisibles. Les européens n’ont plus de place pour l’inattendu, la rencontre avec le bonheur nécessite une planification préalable : le courriel pour rendre visite à un frère, un séjour à la plage en 2014, l’entrée d’un spectacle à Rio ou à Sao Paulo qui aura lieu dix mois plus tard. La vie dans ces pays-là ne bat pas comme elle le fait ici au Brésil.

L’histoire de l’immigration européenne dans l’État de São Paulo est révélatrice des ambitions d’un Brésil qui, récemment émancipé, aspire à devenir un État moderne, compétitif et respecté des puissances occidentales. Elle est le fruit de confrontations entre des idées conservatrices héritées d’un système où le pouvoir est imbriqué à la terre, et l’introduction de nouveaux courants libéraux, républicains et positivistes. Elle est enfin une clef de lecture importante pour comprendre les grands changements économiques et politiques qui, jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale, ont marqué la société brésilienne.

La migration interne depuis l’après-guerre : frontières et fronts pionniers

La migration internationale est à l’origine de la croissance démographique au tournant du XIXe siècle et de la redistribution de la population, vers les États du Sud, pour une part, et vers l’État de São Paulo (région Sud-Est) principalement. Tout indique que la donne change, à partir des années quarante : l’immigration internationale perd de son intensité ; pourtant la croissance de la population se poursuit à une cadence soutenue, voire accélérée. Pour prendre la mesure de la vigueur de la transition démographique brésilienne, rappelons que le Brésil comptait à peine 10 millions d’habitants (soit environ la population bolivienne actuelle) en 1872 et qu’en 2006, soit 134 ans plus tard, ils étaient 184 millions. À mi-période, en 1940, la population a atteint 41 millions d’individus. Mais à partir de cette date, le Brésil gagne à chaque décennie d’importants volumes de population : au moins 10 millions d’habitants à partir de 1940, puis 20 millions et plus à partir de 1960.

La migration interne s’intensifie dans les années vingt9. Elle porte les germes de la formidable redistribution à venir. Pierre Monbeig montre a quel point elle est fustigée par les sociétés des États récepteurs, celui de São Paulo principalement, qui voient en ces migrants, pour une large part bahianais (de l’État de Bahia, région Nord-Est) et mineiros (de l’État de Minas Gerais, région Sud-Est) des misérables sans attaches et vecteurs de maladies. L’immigré souligne également comment cette manne sera heureusement mise à profit au moment où l’immigration internationale va s’effondrer durablement, avant que la main-d’œuvre ne vienne à manquer et mettre en danger la stabilité économique.

Les prémices de la Grande Emigration au Brésil: 1822-1880

Lorsqu’en 1822, le Brésil se déclare indépendant, les élites ont les idées claires quant au chemin à prendre pour diriger leur économie. En accord avec le libéralisme de leurs alliés britanniques, elles sont convaincues que le Brésil doit se focaliser sur son avantage comparatif, c’est-à-dire sur l’exportation de matières primaires. Aucun effort n’est donc mis en œuvre pour faire naître une industrialisation domestique et, jusqu’au début du XXe siècle, l’économie du pays est exclusivement basée sur une production extensive de produits agricoles destinés à l’exportation. Le Brésil s’impose ainsi comme le premier fournisseur mondial de caoutchouc puis, à partir des années 1840, de café.

Cette économie essentiellement rurale repose sur deux piliers fortement hiérarchisés. Elle suppose tout d’abord une importante main d’œuvre qui est puisée de manière quasiment illimitée dans le trafic d’esclaves. A la tête de ce système esclavagiste, les rênes de la production sont ensuite concentrées dans les mains d’une poignée de fazendeiros – grands propriétaires terriens très influents dans la sphère politique – qui, en  1822, ne représentent environ que 1% de la population.

Le maintien de l’esclavage jusqu’en 1888 explique pourquoi, jusque dans les années 1880, l’immigration européenne au Brésil passe presque inaperçue. Il serait toutefois erroné d’affirmer qu’il n’y eut pas de tentatives des pouvoirs publics pour mettre en place des politiques de colonisation ou d’immigration.

Dès les années 1820, le Gouvernement impérial multiplie en effet les initiatives pour attirer les populations européennes en promouvant la création de noyaux coloniaux et en offrant des terres aux immigrés. L’exemple le plus connu est certainement celui de Georg Anton Schäffer, un négociant et militaire allemand qui, envoyé par la Couronne brésilienne, stipule à Brenne le premier contrat pour l’introduction d’immigrants dans la province de São Paulo. Entre 1824 et 1828, plus de six milles individus issus des Etats méridionaux de la Confédération Germanique débarquent ainsi à Santos, le port de São Paulo.

Les Allemands constituent dès lors le premier « convoi » migratoire européen à fouler les terres du Brésil. Néanmoins, jamais ils ne s’incluront dans le phénomène de masse caractéristique de l’immigration italienne, portugaise ou espagnole. En 1859, une brutale diminution de l’immigration allemande est enregistrée suite à une loi prussienne qui, réagissant aux conditions épouvantables de travail de ses citoyens dans les fazendas brésiliennes, interdit l’émigration vers le Brésil. A la fin du XIXe siècle, l’élévation de l’Allemagne au rang de grande puissance européenne découragera finalement toute velléité migratoire.

 D’une manière générale, toutes les initiatives consacrées à encourager l’immigration européenne se solderont jusque dans les années 1870 par des échecs. Les fazendeiros étaient en effet très réticents à l’idée d’employer une main d’œuvre libre et salariée qui pouvait mener à des révoltes ou, sur le plus long terme, à l’émergence d’une classe moyenne. Lorsqu’en 1851 le Gouvernement impérial interdit la traite d’esclaves, la riche classe rurale des Etats de São Paulo, de Rio de Janeiro et du Minas Gerais entame un trafic interne d’esclaves, en achetant leur main d’œuvre aux régions les pauvres du Brésil. Aussi, apparaît-il évident que les propriétaires des immenses plantations de café, bien trop attachés à une mentalité esclavagiste, ne sont pas disposés à employer des immigrés venus d’Europe. Il y eut toutefois des tentatives pour créer un « système mixte » faisant cohabiter esclaves et travailleurs libres européens dans une même plantation. Le fazendeiro et sénateur Nicolau Vergueiro fut le premier à envisager cette solution dans les années 1840 en recrutant un groupe d’immigrés allemands et suisses. Cette promotion de l’immigration em parceira retentit comme un astucieux compromis permettant  de répondre au besoin urgent de main d’œuvre, tout en préservant les intérêts de la classe rurale, mis en péril par la distribution de terres aux immigrés. Les fazendeiros s’engageaient ainsi à payer le voyage aux paysans européens, à leur offrir des conditions de travail et un salaire raisonnables en échange de la force de leurs bras. Mais cette expérience fut également un échec. Les immigrés, traités en esclaves, subissaient des conditions de vie effroyables et, devant rembourser le prix de leur voyage, ils se retrouvaient criblés de dettes. Il n’y eut donc pas de suite digne d’être signalée.

L’abolition de l’esclavage et le début d’une immigration de masse

A mesure que le XIXe siècle avance, le courant abolitionniste devient de plus en plus virulent. En 1871, la Lei do Ventre Livre émancipant les enfants d’esclave (une fois leur majorité atteinte) sonne comme une sirène d’alarme pour les fazendeiros conscients que, sans une importante main d’œuvre, ils ne pourront sauver leurs plantations. Un renversement de situation se produit donc au sein de l’élite brésilienne qui, de pair avec le gouvernement fédéral et le pouvoir central, consacrera dès lors tous ses efforts à stimuler l’immigration européenne.

Les années 1880 inaugurent ainsi le début d’une immigration massive qui fait du Brésil le troisième pays d’accueil des flux migratoires européens, après les États-Unis et l’Argentine. En 1888, l’abolition de l’esclavage, suivie de très près par la proclamation de la République (1889), consolidera ce phénomène de masse : entre 1880 et 1924, 3 600 000 émigrants rentreront ainsi au Brésil.

La province de São Paulo devient le plus grand centre d’attraction du pays et donc le principal État d’accueil de l’immigration étrangère. Une très grande partie de l’État est en effet composée de grandes plantations cafetières qui, depuis les années 1870, sont connectées aux villes par des voies de chemin de fer. Parmi toutes nationalités européennes qui débarquent dans l’État de São Paulo, les Italiens sont de loin les plus nombreux : ils représentent en 1934 – première et deuxième génération confondues – près de 50% de la population de la Capitale. Les Portugais et les Espagnols constituent ensuite les deux autres principales communautés européennes.

Le tableau suivant nous indique le nombre d’entrées de ces trois nationalités dans l’État de São Paulo entre 1882 et 1910. L’écrasante supériorité numérique des Italiens saute aux yeux et, ce n’est qu’en 1904 – soit plus de dix après le début du processus migratoire de masse – qu’ils se feront dépassés par les Espagnols et les Portugais. La brutale diminution enregistrée après l’année 1914 indique également l’effet inhibiteur de la Première Guerre Mondiale sur les flux migratoires, qui clôt ainsi la période de la Grande Émigration.

La mise en place de politiques d’immigration : vers une immigration subventionnée

L’immigration à São Paulo n’aurait jamais connu une telle ampleur sans une intervention de l’État –aussi bien central que fédéral. La loi de mars 1871 jette ainsi les bases d’une politique d’immigration qui scelle l’engagement de l’État à payer le voyage jusqu’à Santos – puis jusqu’aux fazendas – à toutes les familles de paysans européens. Une autre date importante est celle de l’ouverture à São Paulo de la fameuse Hospedaria do Imigrante (1887), un centre d’accueil qui pouvait recevoir jusqu’à 4000 personnes ; une nouvelle loi assure alors aux immigrés un séjour gratuit pendant huit jours, le temps d’être contractés par quelque fazendeiro. Entre 1893 et 1928, plus d’1 500 000 individus passeront la porte de l’Hospederia.

Pour que la politique d’immigration brésilienne soit pleinement performante, il manquait au développement d’infrastructures et à la mise en place d’aides financières un troisième élément : celui de la propagande.Panfleto_imigrante Il était en effet indispensable que les paysans des campagnes européennes soient au courant des avantages qui leur étaient conçus pour les inciter à venir travailler dans les fazendas de café. Le gouvernement de São Paulo fonde ainsi en 1886 la Sociedade Promotora da Imigração de São Paulo qui, chargée d’attirer des travailleurs ruraux, jouera efficacement sur l’image d’un Brésil au climat chaud et aux sols fertiles pour entretenir l’illusion d’une vie meilleure. Mais la Sociedade Promotora da Imigração de São Paulo n’est pas la seule à représenter le Brésil comme le pays des merveilles où la propriété terrienne est à portée de main car, rapidement, l’immigration européenne prend la forme d’un véritable commerce. Pour attirer le plus d’immigrés possible, des centaines de contrats sont en effet conclus entre le Gouvernement et des entreprises, des particuliers, des compagnies de transports ou des agences de voyages. En 1895, la province de São Paulo compte ainsi 34 agences de propagande et 7169 sous-agences et la Companhia Metropolitana s’engage auprès du gouvernement fédéral à introduire au Brésil un million d’individus, dans une période de 10 ans.

Au total, l’immigration subventionnée représenta entre 1891 et 1895 environ 89% de l’immigration de São Paulo. Les sommes colossales dépensées par le Gouvernement central ou par les pouvoirs fédéraux furent largement amorties par l’augmentation drastique des exportations de café ; entre 1880 et 1900, l’arrivée massive de main d’œuvre européenne dans les fazendas fit tripler la production de café ! A cette immigration subventionnée, s’oppose une immigration spontanée, c’est-à-dire entièrement aux frais de l’immigré. Largement minoritaire, elle laissait au moins à l’immigrant une plus grande marge de liberté et d’autonomie qui le rendait moins vulnérable aux exigences peu humaines infligées par les organismes d’accueil et les fazendeiros.

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